L’interview se déroule à l’étage de l’atelier de Tin-Tin à Pigalle ; on s’installe au milieu de la grande pièce, entre une tatoueuse qui zone sur Facebook et un tatoueur qui tape la discute à une cliente. A côté de nous se trouve une jeune femme – qu’on croirait tout droit sortie d’un porno et qu’on a envie d’appeler Sabrina, même si on ne saura sans doute jamais son prénom – entièrement nue qui trône lascivement sur un fauteuil pour mieux se remettre de son tatouage sur toute la croupe. Elle reste là tout le long de l’interview, elle veut nous écouter «sagement» nous dit-elle. Ambiance.

 

Tu as souvent déclaré que tu ne te considères pas comme un artiste…

Tin-Tin : Ce n’est pas à moi de me considérer comme un artiste. Etre un artiste, c’est une chose tellement vague. Si être artiste, c’est Boltanski au Grand Palais, et ben je suis content de ne pas être artiste, tu vois ? «Artiste», c’est vraiment un mot à mettre entre guillemets.  Est-ce que je suis un artiste ? Ce n’est pas à moi de le dire. L’histoire jugera ! (Rires)

 

J’ai lu que tu as été prof de plongée, danseur et comédien. C’est vrai ?

(Tin-Tin est en fou rire, ndlr ) Il y a du vrai et du pas vrai. Disons qu’il m’arrive de dire de grosses conneries pendant des interviews, mais c’est souvent quand le journaliste est mauvais, quand je le vois débarquer avec sa petite liste de questions qu’il a posée sur ses genoux et qu’il tient absolument à te poser coûte que coûte, sans même écouter tes réponses. Du coup, je m’emmerde souvent : par exemple, j’ai déjà dit que j’étais champion du monde de tango, ou que c’est Dalida qui m’a appris à tatouer. (Rires) J’ai même fait une interview à Montmartre sur sa tombe, je te jure !

 

Comment es-tu devenu tatoueur ?

En me faisant faire des tatouages, tout simplement.

 

Tu pensais que tu pouvais faire mieux que le tatoueur en question ?

Tout à fait. A l’époque où j’ai commencé le tatouage, il y avait des tatoueurs assez médiocres dans l’ensemble. J’ai rapidement eu l’impression que je pouvais faire mieux. Quand t’as envie de te jeter sur la machine à tatouer, c’est que clairement, tu es fait pour ça.

 

C’était quoi, ton premier tatouage ?

C’était un tatouage avec un serpent, un truc assez classique.

 

 

Qu’est-ce qui t’a plu dans cette profession ?

Le côté artistique, le fait de faire de la peinture sur les gens au lieu de le faire sur des toiles. Tout est une affaire de goût : tu peux admirer ton voisin qui peint le dimanche et mépriser les gens qui sont dans des musées. Moi, Soulages, je lui chie dessus – si c’est ça l’Art, alors tu ne m’appelles pas un artiste !

 

Avant, le tatouage était assez marginal ; désormais, c’est rentré dans les mœurs. Tu l’expliquerais comment ?

Il n’y a pas d’évolution vraiment notable dans l’attitude des tatoueurs et des tatoués, si tu veux. On note cependant que le nombre de tatoueurs en France a explosé depuis trente ans. Les gens qui se font tatouer ont toujours été issus de toutes les couches de la société, tu sais : il y a toujours eu des rois, des reines, des flics et des voyous. C’est vrai qu’à une certaine époque, c’était plus le cas de marins et de voyous, mais il y avait aussi des gens «bien sous tous rapports».

Tu connais l’anecdote de la conférence de Yalta où de Gaulle n’était pas là ? Certains disent qu’il était absent parce que tous les autres chefs d’Etat présents étaient tatoués. Tous : Roosevelt, Churchill, Staline. Tous, sauf lui ! (Rires). Staline avait une tête de mort, Churchill avait un blason avec des armoiries, Roosevelt avait un truc des US Marines, je crois.

 

En trente ans, quels changements dans le monde du tatouage as-tu constaté ?

Le nombre de tatoueurs a dû être multiplié par 30 ou 40. Quand j’ai commencé, il y avait un tatoueur dans chaque grande ville, et peut-être 5 ou 6 à Paris. En France, il y a aujourd’hui 3500 tatoueurs en boutique. Après, il faut faire attention aux 10 000 autres qui tatouent dans des cités, sans aucune norme d’hygiène et qui n’en ont rien à foutre de faire les choses correctement ou proprement. Enfin, je ne vais pas me plaindre, parce qu’à cause de leurs conneries, j’ai plein de commandes pour réparer tout ça !

 

Tu peux te payer le luxe d’accepter et de refuser des clients, alors comment les choisis-tu ?

C’est un luxe, c’est vrai, mais je préfère me donner à fond pour un projet qui m’intéresse vraiment. Certains tatoueurs ont leur carnet de commandes pré-rempli pour les six mois à venir, mais moi, je préfère aller au coup de coeur. Comme je dois faire face à plein de demandes, je dispose effectivement de ce luxe de pouvoir sélectionner les projets. Déjà, une certaine sélection s’opère naturellement, avec ceux qui veulent bien attendre six mois pour se faire tatouer. Ceux-là, je les choisis d’avance, parce que ça veut dire qu’ils veulent vraiment se faire tatouer par moi. Après, il y a des choses que je n’ai pas envie de faire : le tribal par exemple, ou les petites étoiles à la con à la Rihanna ou à la Gisèle Bundchen, ça c’est pas ma came, tu vois. Je suis dans le japonisant et dans l’hyperréalisme, moi.

 

Est-ce que le fait d’apprécier humainement un client peut être un critère de choix ?

Oui, c’est préférable, mais bon, tu n’es pas non plus obligé d’être meilleur ami avec la personne en question. Bon, quand tu dois tatouer tout un dos et que tu passes la journée avec la personne, c’est quand même plus agréable de pouvoir être à même de rigoler avec elle. Il ne faut pas non plus s’arrêter à la première impression : parfois, tu te dis que tu ne sens pas la personne, et en fait, elle s’avère être super sympa, et vice-versa. D’une manière générale, je peux dire que j’ai une clientèle assez sympa, j’ai de la chance. Mais le pire, c’est les gens qui puent.

 

Ah. Tu as déjà viré des personnes de ton salon pour cause de puanteur ultime ?

Oui ça m’est déjà arrivé : «la prochaine fois, tu vas prendre une douche, t’es gentil». Il y a des gens qui ont vraiment une hygiène douteuse, quoi. Il m’est arrivé pire, même…

 

Genre quoi ?

Des gens qui viennent se faire tatouer et qui ont juste le cul plein de merde ! Et là, t’es obligé de renvoyer la personne chez elle, quoi, c’est pas possible. En trente ans de carrière, j’ai assisté à des trucs cocasses. Tu vois de tout : des mecs qui arrivent en costume et qui se désapent, et en-dessous, le mec est en porte-jarretelles… Je t’assure, tu vois de tout ! Tu rentres dans l’intimité des gens.

 

 

Tu es devenu une star à part entière, alors en quoi te distingues-tu des autres tatoueurs ?

Peut-être que je suis différent parce que je fais de beaux tatouages ? Après, plein de gens font de beaux tatouages, mais moi, je suis là depuis trente ans. Ca aide à avoir de la renommée. J’ai commencé avec le portrait, j’ai été l’un des premiers dans le monde à le faire – du coup, tu acquiers plus facilement une certaine reconnaissance et une réputation.

 

Que penses-tu de Rouslan Toumaniantz, qui a récemment tatoué le visage entier de sa copine, et qui s’était déjà fait connaître en 2009 pour avoir avoir tatoué 56 étoiles sur le visage d’une jeune fille nommée Kimberley ?

Ce mec est un abruti : je le connais bien, et je peux te dire que c’est un abruti. Il se faisait tatouer chez moi avant d’être un abruti. Mais le pire c’est qu’en fait, il n’est pas totalement un abruti – le mec te bat aux échecs sans même regarder l’échiquier. Il est donc très intelligent, mais il est complètement timbré. Avant, c’était un mec tatoué de partout, certes, mais qui n’était pas extrême. Aujourd’hui il l’est, et son but est de tatouer des gens encore plus abrutis que lui. Là, il a tatoué cette fille sur tout le visage alors qu’en plus elle était plutôt mignonne ; c’est vraiment un gros con. Cette fille n’avait même pas de tatouage auparavant, sa grande première, c’était sur la gueule. T’imagines ? En même temps, c’est bien fait pour sa gueule, non ? Il faut être con pour accepter de faire ça. En revanche, la malheureuse fille avec les étoiles, elle ne doit pas être très intelligente, mais elle a dû se laisser influencer par cet abruti. Un tatoueur ne devrait pas faire ça.

Ca ne veut pas dire que je ne tatouerai jamais personne sur le visage, mais il faut que ce soit quelqu’un qui soit tatoué partout ailleurs, et qui ait un certain âge. Bon, après, je t’avoue que j’ai déjà tatoué une femme dans le cou, et c’était bien son premier tatouage : mais bon, elle avait 54 ans ! (Rires)

Ce Rouslan est un jusqu’au-boutiste qui, je pense, se venge sur les personnes qu’il tatoue. Je l’ai envoyé chier sur internet en lui disant de ne plus me parler, et en lui disant très clairement qu’il était un gros connard. Il n’y a plus de discussion possible avec un mec pareil – il en fait une aventure sociologique de tatouer tous les cons sur le visage, en se disant que s’ils sont assez cons pour l’accepter, c’est qu’ils le méritent. Il tatoue tous les gens qu’il peut sur le visage : c’est toujours des jeunes personnes et c’est toujours moche. Il essaie de justifier sa démarche avec une certaine philosophie, mais elle ne tient pas la route.

 

En somme, c’est un pervers…

Oui, je pense que c’est un pervers narcissique, c’est une maladie quoi. Il est manipulateur, il veut pourrir la vie des gens. Il y en a qui sont serial killer, lui c’est un serial killer du tatouage. Je n’ai aucun respect pour ce mec-là.

 

Tu as déjà eu des demandes improbables que tu as refusées ?

C’est assez rare. J’ai quasiment trente ans de carrière et au final, on ne m’a pas vraiment demandé de trucs particulièrement fous.

 

Quel est ton rôle au sein du mondial du tatouage ?

Mon rôle est d’offrir à Paris l’opportunité de se réunir avec tout ce qui se fait de mieux au monde. C’est du jamais-vu en France. Il y aura les anciens, les moins anciens et la nouvelle garde.

 

Tu aurais des noms à nous donner ?

Tim Kern, Volko Merschky, Victor Portugal, Jack Rudy (qui est une légende du tatouage et qui a commencé avant moi), Ami James qui est très bon (même s’il a participé à l’émission de téléréalité Miami Ink), Mike Davis qui est pour moi un peintre incroyable – on dirait du Bruegel. Je sais pas s’ils sont des chouchous, mais c’est ce qui se fait.

 

Tu as tatoué pas mal d’acteurs et de chanteurs. Y-a-t-il des gens dont tu admirais le travail ?

C’est une bonne question. Non, il n’y a pas vraiment de gens que j’admirais particulièrement ; en revanche, il y a de des gens que tu trouves sympa a la télé, et en vrai ils sont chiants (et vice-versa). J’ai pas mal changé d’avis sur bon nombre de personnes en les rencontrant, et aussi en me liant d’amitié avec des gens dont je n’étais pas particulièrement fan du travail.

 

C’est  arrivé avec qui, par exemple ?

Avec Florent Pagny, c’est devenu un bon copain à moi. Je le tatoue depuis presque vingt ans.

 

Y a-t-il un tatouage en particulier dont tu es le plus fier ?

Le dernier : celui de la jeune femme ici présente.

 

 

++ Le site officiel du studio de tatouage où officie Tin-Tin. Son salon se trouve au 37 rue de Douai,  dans le neuvième arrondissement de Paris.

++ Le site dédié au Mondial du Tatouage, ainsi que la page Facebook de l’événement.

 

 

Propos recueillis par Sarah Dahan // Crédit Photos : Julien Lachaussée.